Sylvia | Antoine Wauters

Sans le savoir, ma dernière invitée du mois belge s’est parfaitement inscrite dans ma série de cette semaine consacrée aux artistes, auteurs et grands personnages : elle vient nous parler de Sylvia Plath sous la plume d’Antoine Wauters. Celle qui a choisi ce récit poétique ne pouvait être que Charline, ancienne blogueuse (vous souvenez-vous de Booksnow, que j’ai longtemps regretté ?) et surtout poétesse d’une grande sensibilité.
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QUI CONNAÎT UN PEU SYLVIA PLATH s'attend à ne pas à trouver dans Sylvia d'Antoine Wauters le moindre signe de complaisance ou d’apitoiement. Qui connaît un peu Sylvia Plath retrouvera dans Sylvia l’écriture de la nécessité, face à une vie qui parfois nous écorche vifs, de faire œuvre de poésie. Car entre Wauters et Plath, il y a bien ce « commerce secret, la réponse d'une voix à une autre voix », selon la formule de Woolf qui définit l'acte d'écriture de la poésie.

La quatrième de couverture est très parlante :
« Maintenir vos yeux, comme clarté pure ou diffuse joie, je dois. » C'est de ses grands-pères, décédés quasi simultanément, que parle ainsi Antoine Wauters et le devoir qu'il s'impose d'en garder la mémoire éclairée malgré la maladie et la mort est, autant que dette ordinaire de l'amour, effort de la conscience pour ne pas se laisser submerger par le désaveu et la perte. Car la vie est l'expérience crue des contraires : au moment où meurent les deux grands-pères, un enfant vient au monde. De cette expérience à vif, la poésie est la mesure exacte. Celle, ici, de Sylvia Plath dont l'écriture extrême et sans compromis accompagne l'auteur dans ces heures critiques où l'existence douloureuse se tend entre perte et joie. Lire Sylvia, sa sœur dans l'âme, aide alors Wauters à saisir au cœur des circonstances ces vérités intenses que promet à tous la poésie qui ne ment pas : la vie tombe dans sa nuit et la joie demeure.

Qui se demande pourquoi lire ou écrire de la poésie, lorsque c'est le deuil qui s'empare de nous et lézarde tant notre monde que les raisons du monde, n'en a simplement pas besoin. (Et c'est évidemment tout aussi bien comme cela.) Pour ma part, ce livre m’a été littéralement indispensable quand il est sorti en 2014. Un an plus tard, il l’est encore.

Toutefois, le résumé présenté en quatrième de couverture, peut-être comme tout résumé, réduit le jeu d'hypothèses de lecture foisonnantes. S'il est bien question de deuil, de mémoire et de Sélim, cet enfant qui naît, de la lecture de Sylvia Plath qui accompagne toutes ces heures, il est aussi et surtout question de ce « commerce secret » que j'évoquais. Sylvia est un livre qui se conçoit pour moi moins comme un « main-dans-la-main poétique » que comme un entrelacement de voix. Si bien que tout en sachant qui parle, on ne sait plus, véritablement, qui parle dans ce commerce secret. Reste « ce qui » parle. Ce qui passe.

Dans le livre, Antoine Wauters est lui-même narrateur :
Comme vous Charles et Armand, et comme toi Sylvia Plath, peut-être est-ce maintenant à fondre que j'aspire seul. Fondre à moi. En moi. Et, tel Armand du jardin bêché où nous buvions et nous jouions, Charles plumeur de poules et amoureux des fraises, bienheureux Charles, à sombrer de ma voix, de l'étroitesse de ma voix en une parole qui toucherait terre. Toucherait à la pourriture rare, exquise, précieuse, d'un visage d'enfant qui naît. [p. 27]
Ou est-ce parfois Sylvia Plath qui écrit :
Avec le lait, la bave, la boue de consolation - ce qui parle -, tu me viens par Ariel, Sylvia. Ou par, en l'espace de ma vie sans vous et à fleur de tes mots, par ça que tu plantes, tu déverses, tu jettes de toi en ma bouche - tes gouffres, ton histoire de souffrance depuis petite fille seule. Ariel comme écho à cela, comme voix née en la mienne, d'une souffrance plus grande que souffrance. Et je devais, Sylvia, ta langue l'engloutir. [p. 15]
Ou est-ce Charles et Armand, les grands-pères, dont certaines bribes émaillent le récit. S'il y a bien, toujours, un « je » narrateur qui s'adresse à un « tu » (Charles, Armand, Sylvia), les repères n'en sont parfois pas moins brouillés. Lisant une voix qui s'ouvre et se déplie, nous trouvons des couches de voix, une voix dans une autre, une parole mêlée à d'autres. Le livre ne se titre ni Antoine, ni Charles et Armand, ni Sélim, mais Sylvia – et c’est là quelque chose de très fort : Sylvia est la voix féminine du livre, personne et personnification. Mais qui s'attend quand même à ce qu’elle soit la figure centrale du récit risque d'être déçu : elle condense peut-être tout ce dont il est question dans le livre, mais la figure centrale, pour qui connaît ses recueils Ariel et Arbres d'hiver, est aussi cette affirmation paradoxale du vivant dans la souffrance.

Je soulignerai enfin l’exergue du livre, ce merveilleux exergue que je n'ai compris qu'à rebours, à la fin de la lecture : « I am lame in the memory. » (citation de Sylvia Plath) qui multiplie encore les hypothèses de sens et éclaire jusqu'à la forme même de l'écriture. En effet, comme dans tous les recueils poétiques de Wauters (de Debout sur la langue en passant par Césarine de nuit – que je recommande également, au passage), on retrouve ces courts paragraphes, visuellement de forme carrée, qui resserrent l’écriture dense du poète. Lui donnent forme et ordonnancement.

Ce livre, s’il ne maquille rien du vécu d’Antoine Wauters et de ses proches, n’est absolument pas impudique. Il est poignant, certes, mais Wauters réussit ce tour de force d’écrire, avec ces événements qui pour lui sont terriblement intimes et personnels, une poésie forte et digne de ce nom. Et s'il n'y a nulle complaisance et nul apitoiement, c'est parce que la joie demeure comme le dit la quatrième de couverture, mais aussi parce qu'il s'agit d'abord, dans ce qui heurte, d'aller au-delà et en deçà, avec une certaine réserve, « apprenant de chaque nuit, chaque départ qui me fend, à faire beauté » [p. 18].

Merci Mina pour m’avoir ouvert ton Salon !

Sylvia - Antoine Wauters

Sylvia d’Antoine Wauters

Cheyne (Le Chambon-sur-Lingon), coll. Grands fonds, 2014 – 1re publication

* Le mois belge d’Anne et Mina *

5 commentaires:

  1. Voilà, moi, je n'ai pas fait le deuil de te lire sur la toile, ma douce ! Ta belle plume et tes lectures originales, exigeantes et terriblement poétiques manquent à l'univers des blogs, nom d'un cornichon ! Mrrrouuuh <3

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  2. J'aime ce genre de rencontre entre un artiste reconnu et l'univers personnel, intime d'un auteur. Je lirai sûrement ce livre un jour ! Merci pour ce beau billet.

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  3. Charline25/4/15

    Merci Lili et Anne !

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  4. A croire que le deuil est prétexte à écriture (comme si c'était fait exprès)... ;-) Non, évidemment, il n'y a pas que cela. Beau billet bien sûr, aussi.

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    1. Charline26/4/15

      Il me semble que tout est "prétexte" à l'écriture pour qui envisage la vie comme une vaste expérience... dès lors oui, tout devient aussi expérience, tout devient matière et prétexte à créer. Merci pour le compliment ! :-)

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